Par Myriam Goffard, psychothérapeute, superviseure agréée, fondatrice de l’Analyse TriDimensionnelle.
Évolution de l’usage du numérique dans nos dispositifs
La psychothérapie et la psychologie se sont d’abord implantées sur le réseau Internet d’abord comme objet d’échange, puis rapidement comme pratique, dès la fin du XXème siècle. Déjà en 2004, des articles abordaient la question de l’image traditionnelle du « psy » pratiquant l’écoute au chevet de son patient allongé ou tranquillement installé dans son fauteuil en « face à face », bouleversée par l’arrivée de la thérapie ou l’analyse en ligne2.
Certaines sociétés de psychologie, soutenues notamment par un fort partenariat américain, ont instauré rapidement des protocoles au « forfait » permettant aux usagers, moyennement abonnement, d’échanger avec « un » psy, plus ou moins à la carte, suivant leurs besoins. Et nous observions à l’époque, à juste titre, de manière craintive et interrogative, une massive réduction du dispositif : l’ expérience possible d’une relation humaine qui soigne à partir d’une rencontre de corps se réduit à une correspondance qui doit calmer les émois de l’âme et de l’esprit.
Et cependant, nous ne sommes pas sans savoir que ce phénomène peut avoir toute sa valeur pour des sujets en recherche de sens, ne pouvant se soutenir du regard d’un professionnel, aussi bienveillant soit-il. Il s’agit de personnes qui souhaitent échanger face à des difficultés personnelles ou concernant leurs proches et constituent des groupes de discussion et de soutien, ces expériences ont d’ailleurs fait l’objet de recherches. Des professionnels de la psychothérapie sont arrivés dans un deuxième temps, découvrant un monde bien organisé, et mettent en place l’ethérapie (Grohol, 1998).
Ensuite, sous la pression d’une économie dite plus « écologique », le dispositif n’est plus orienté par la porte capitonnée d’un bureau cossu et accueillant, avec un Analyste ou un Thérapeute reconnu pour ses qualités de maniement du transfert de manière fine et sagace, il est choisi pour ses qualités pratiques, et la possibilité d’effectuer les séances en visio ou en audio, est incluse dans cette recherche critériée.
Il s’agit ainsi d’élargir le choix des possibles, tant dans la méthode souhaitée, le créneau horaire, la disponibilité du praticien, le protocole proposé, avec moins d’écueils quant à l’exigence du temps consacré, des efforts consentis pour la rencontre physique d’un praticien spécialisé dans une méthode et dès lors l’accès à la psychothérapie s’est démocratisé, ces nouvelles formes ont permis un large choix d’adresses accessibles, de type de méthodes, de spécialisation face à certains troubles ou face à des publics spécifiques, avec des formes variées données à la consultation. Le thérapeute pouvait également répondre présent, face à un certain nomadisme des patients, ou face à tous ceux amenés à se déplacer régulièrement pour des raisons professionnelles, ou personnelles, pour des modes de vie moins sédentaires.
Cette pandémie depuis le début de l’année a demandé et réclame encore à ce jour, à chaque citoyen, à chaque professionnel, de s’ajuster régulièrement dans sa pratique afin de tenir compte des exigences sanitaires, dont l’obligation de confinement, pour la meilleure protection de la santé somatique mais aussi mentale de chacun. L’urgence désormais est de maintenir des possibles dans nos dispositifs, ceux qui permettent la permanence du lien avec le praticien, la possible continuité de la mise au travail avec un suivi de qualité et suffisamment roboratif en cette période où les besoins fondamentaux de l’être humain sont bien malmenés. Sans méconnaître également la possibilité pour le praticien de maintenir son activité professionnelle, et donc un minimum de revenus financiers.
Ainsi, l’audiothérapie ou la visiothérapie sont devenues des modalités de préservation du dispositif psychothérapeutique, qui peuvent être au bénéfice tant du sujet patient que du sujet thérapeute. Paradoxalement, ces modes d’accès qui dans un premier temps étaient perçus comme un dévoiement du dispositif, sont regardés aujourd’hui davantage comme un support au bénéfice du lien thérapeutique.
Un dispositif non sans exigences
Faut-il encore pour cela que les moyens soient disponibles. Ce dispositif n’est pas sans exigences. Il ne suffit plus à ce jour, que nous soyons une adresse répondant aux besoins d’une population à un endroit géographiquement donné, dans un local recevant du public et donc accessible aux personnes porteuses de handicap, il faut encore qu’il soit accessible en cas de confinement – c’est-à-dire n’obligeant pas le praticien à se déplacer si cela lui est interdit – et surtout qu’il bénéficie d’un équipement numérique avec l’installation d’un bon réseau permettant d’excellentes connexions, de bons appareils informatiques les moins faillibles, et d’une téléphonie performante. Nous savons tous aujourd’hui l’hypersensibilité du numérique, sa force et sa précarité.
De nouvelles aptitudes voient le jour auprès des praticiens qui doivent progressivement apprivoiser ces outils, se les approprier de telle manière que leur maniement soit le plus fluide et s’intègre dans le dispositif.
C’est à cette condition que la dynamique transférentielle peut opérer : que l’outil numérique, s’il est indispensable pour une audio ou une visiothérapie en qualité, puisse devenir discret, au point de se faire oublier, afin que l’expérience de la rencontre préserve toute sa richesse. Pour certains, il s’agit de surmonter une certaine appréhension qui, surmontée, libère une certaine fierté ou au moins un certain soulagement, pour d’autres, il se découvre beaucoup de commodités préservant le désir pour le travail thérapeutique, et pour d’autres encore, le dispositif met à mal, le geste pour utiliser le système est trop malaisé, de la confusion est présente, le rapport corps-objet connecté ne débouche pas sur un travail de liaison possible, la visio confronte à la vue douloureuse de son propre visage, l’espace ne protège pas face à l’irruption possible d’autrui, l’écran freine la concentration non soutenue par les bruits familiers, les odeurs, les petits mouvements de corps soutenants, une certaine sensorialité absente ne permet pas d’aller travailler certains noyaux plus archaïques ou heurte des aspects défensifs qui se figent. Il n’est pas toujours envisageable que ce support numérique permette une modalité d’accompagnement qui puisse être vécue par le patient comme suffisamment incarnée, avec un travail de transformation des éléments bêta en éléments alpha, comme nous l’a si bien appris W. Bion, pour un processus d’introjection à l’œuvre.
Ce dispositif demande une attention particulière à nos contre-transferts, face à une situation où le patient ne se laisse plus rencontrer d’abord dans une salle d’attente, à distance du cabinet, mais se signifie directement sur un appareil connecté dans notre propre cabinet. Un patient que nous pouvons avoir du mal à situer lorsque l’entretien se fait uniquement au téléphone, son environnement n’étant pas associé directement au dispositif. À l’inverse, en visio, nous pouvons nous retrouver dans l’intime de la pièce où se déroule la consultation, avec même une présence autre, un animal par exemple, ou d’autres personnes non en mesure de respecter le caractère privé et confidentiel de la démarche, soit par non conscience, soit par besoin de contrôle. L’expérience réclame un ajustement régulier de notre posture, face à ce qui peut se convoquer à l’intérieur de nous et une grande créativité pour adapter la situation aux exigences du processus à l’œuvre, aux réactions des patients à ce cadre spécifique et à la performance fluctuante de cet objet particulier qu’est le numérique.
Ce cadre modifié réclame en plus, une tenue vigilante qui prenne en compte la question du paiement régulier, la prise en charge de la confidentialité laissée à la charge du patient, une écoute particulière à ce qui peut se mettre au travail dans ce contexte, ou pas, et les conditions pratiques de l’expérience c’est-à-dire veiller à ce que le patient s’allonge ou soit assis suffisamment confortablement dans un environnement sain et protecteur.
Un moyen suffisamment bon, respectueux des exigences du travail psychothérapeutique
En fait, ces dispositifs qu’autorisent les progrès informatiques et des télécommunications nous obligent à penser la « valence paradoxale » de toute chose, de toute trouvaille, et s’ils favorisent l’audace, la créativité, ils nous obligent à réexaminer régulièrement le bien fondé de leur usage, les réelles motivations qui nous poussent à les pratiquer, à en analyser leurs effets. Ils nous bousculent et nous éloignent de nos dogmatismes. Ils nous obligent à penser le sujet pris dans la culture, la question de notre place, de quoi nous nous faisons partenaires, et ce que nous visons pour nos patients. Ils nous imposent une réflexion éthique et un usage éclairé de ce que des progrès techniques, l’humain puisse s’en faire quelque bien.
Ces dispositifs évoquent ce que Marion Milner, psychanalyste, écrivaine et peintre britannique (1900-1998) avait appelé le médium malléable et que René Roussillon, psychologue, psychanalyste, professeur émérite de psychologie à l’université Lumière de Lyon 2, membre de la Société psychanalytique de Paris, a repris et développé à son tour, pour désigner à la fois le matériau, la matière et le thérapeute. Ce médium comme matière à symbolisation, qui peut permettre pour certains une possible inscription de différentes expériences sensorielles et affectives qui n’ont pas toujours pu être traduites en langage verbal. Il lui est accordé cinq qualités : l’indestructibilité, une extrême sensibilité, une indéfinie transformation, une inconditionnelle disponibilité et une animation propre. Peut-être que l’intégration du numérique dans nos dispositifs peut s’appréhender à l’instar de ce que le travail du médium malléable sollicite dans notre propre travail psychique, afin que nos éprouvés soient suffisamment confortables et autorisent ceux de nos patients. C’est une piste à approfondir.
Protections pour le praticien
Le numérique permet des prouesses qui transcendent l’espace et le temps ; il nous appartient dès lors de rester en contact avec notre propre rapport à l’espace et au temps afin que nos besoins corporels, psychiques et spirituels restent privilégiés. Des temps de pause, de silence, de ressourcements sont indispensables pour faire face à un instantané qui pourrait enflammer nos pulsions plutôt que de les pacifier. Mais aussi un aménagement suffisamment ergonomique pour le déroulement des séances afin de préserver notre propre capital santé.
Il s’agit également de protéger nos appareils numériques qui désormais deviennent indispensables à notre pratique, sans omettre de veiller à une bonne protection de nos données et des informations qui concernent nos patients, ainsi que d’avoir de bonnes assurances.
Il en est de même dans notre rapport aux réseaux sociaux. S’il est indéniable qu’ils peuvent se faire ressource pour nos stratégies de communication, pour nous faire connaître, ces réseaux peuvent également faire intrusion, confusion entre l’intime et l’extime et ne plus participer à notre obligation de neutralité et d’abstinence. Cette réflexion sera l’objet d’une prochaine journée d’études.
Pour conclure
La construction du cadre thérapeutique et sa tenue ont toujours été une de nos préoccupations majeure dans notre discipline de la psychothérapie relationnelle et au fondement de notre professionnalisme. Ce souci ne peut rester sourd à l’évolution de la civilisation. À nous, syndicat, fédérations, sociétés savantes, écoles et cabinets de discerner, d’expérimenter, d’évaluer et d’adapter nos dispositifs, nos protocoles au service de nos concitoyens, pour que tous les possibles soient convoqués, afin que ceux-ci puissent disposer des meilleures soins selon un processus de subjectivation sans cesse préservé et ce, dans une relation éthique toujours à penser.
Myriam GOFFARD – 19.11.2020 – Dans le cadre des Rencontres syndicales du SNPPsy.
1 À entendre comme les technologies de l’information et de la communication.
2 Cfr Article du magazine Psychanalyse, numéro 23, septembre-octobre 2004, pp. 6-9.
Bibliographie succinte :
A. Eiguer, Thérapies en ligne La pratique analytique au défi de la communication virtuelle, Paris, In press, 2020.
F. Tordo, La cure analytique à distance, Paris, L’Harmattan, 2017.
Y. Leroux, Psychothérapies en ligne – histoire, questions éthiques, processus, Psychothérapies 2008/3 (Vol. 28), pp. 211-221.