Si lors de la première partie de nos propos, nous avons ouvert notre réflexion à la complexité du rapport à l’écran, composante majeure désormais dans notre vie économique, sociale, professionnelle, affective, dans son usus et abusus, et une première sensibilisation aux risques, lors de la deuxième partie, nous en avons approfondi sa complexité en évoquant une des thèses de Sylvain Missonnier posant le virtuel comme axe anthropologique avec la richesse de notre Imaginaire qui permet de modifier la réalité de l’absence et nos capacités d’anticipations hallucinatoires qui autorise la virtualité pour une résolution réaliste.
En avançant dans mes recherches, j’ai découvert combien l’observation, l’étude et la publication d’articles et d’ouvrages concernant le rapport aux écrans font l’objet de controverses qui font autant rage que ce dont est l’objet la littérature psychanalytique. Celle qui tente en effet de préserver cette vulnérabilité du Sujet de l’inconscient qui n’a que cet endroit pour y révéler sa grandeur, face au diktat du consumérisme capitalisme qui tente de réduire l’être humain à un objet d’assujettissement, à ce qui lui serait imposé comme aliénation si avantageuse, par des publications partielles, partiales, manipulées mais oh combien médiatisées. Et ce thème me fait découvrir des enjeux assez semblables : préserver la fragilité et les ressources du Sujet, petit ou grand, face aux géants du numérique et de l’IA.
Ainsi pour cet écrit, je souhaiterais que nos attentions, nos consciences puissent trouver un temps d’inspir afin que nous puissions accueillir au mieux ce nouveau monde du numérique qui nous est donné et que nous puissions l’appréhender en conscience. Que ces objets qui déferlent, qui nous sont imposés, proposés voire parfois offerts redeviennent des objets que nous pouvons symboliser afin que leur irruption insidieuse mais bien réelle ne soit pas trop envahissante pour un Imaginaire qui en serait débordé, voire anéanti par l’impact de l’image.
Ce processus implique un travail de distanciation, un intérêt pour en comprendre son fonctionnement, voire une curiosité qui évite de s’en faire tout objet. En clair, que ce temps de lecture puisse encore nous permettre de continuer à « Jouer avec la réalité »[1] afin de pouvoir grandir, évoluer voire guérir, d’acquérir et de nourrir ce « comme si », ce « faire semblant » qui permet d’accéder à la pensée abstraite.
L’impact de l’écran sur le développement de l’enfant, de l’adolescent, sur les capacités mentales et relationnelles de l’adulte est plus que jamais un sujet d’actualité et osons le dire, de santé publique. Il peut entraîner des comportements addictifs, violents et sexuellement inadaptés, d’autant plus qu’il est proposé de plus en plus tôt à l’enfant, qu’il offre à l’adolescent des sensations fortes et de l’immédiateté, ce qui en résulte chez l’adulte un appareillage de la Sensibilité[2] qui ne permet plus à ses qualités physiologiques (douleur/non douleur, discrimination des sensations et des perceptions, réflexes), psychiques (Alteropathie, Imperception, Tact) et pneumatiques ( Joie, Espérance, Révélation, Liberté d’action/insouciance) d’advenir et ne survit plus qu’en « scrollant » sur son téléphone. Les bébés dans leur poussette ne voient plus le visage de leur parent mais le dos de leur smartphone, bébé tord la tête sur le côté pendant qu’il est nourri, pour voir l’écran, l’enfant et l’adolescent restent sans bruit en étant occupé devant le téléviseur ou un jeu vidéo. Or, dès le début de notre vie, en tant que Sujet social, relationnel, nous avons besoin de nous découvrir dans le visage de l’Autre, avec ses émotions, ses pensées, ses gestes, ses manifestations de vie.
Penser, créer, élaborer, intérioriser, ressentir implique du temps, de l’espace, de la présence, un effort et de la retenue, le contraire de l’excitation seule et d’un clic. Le Sujet est en danger pour sa construction infantile et adolescente et le Sujet adulte pour son évolution en qualité d’Être et d’existence relationnelle. L’image ne peut remplacer le visage de l’Autre de l’humain.
Le Sujet est en perte de confiance en lui, a-t-il encore le droit de dire non à l’usage d’un écran, d’un jeu vidéo, de s’opposer, d’être réduit au statut de mauvais objet ? Cela implique une estime de soi suffisante pour supporter : tu es méchante, je ne t’aime plus, si tu m’enlèves mon smartphone, je m’en vais, je vais te dénoncer, je vais me suicider. Nous en sommes de moins en moins capables car la société ne soutient pas cette démarche, et chacun se réfugie derrière la « mentalité de groupe » si bien décrite par W. Bion, de plus en plus résigné. « Tous font comme cela maintenant ! C’est la vie d’aujourd’hui ! Comment rester tenace ? La Chine qui nous fabrique ces objets et nous en inonde, pose des interdits clairs : pas de réseaux sociaux en dessous de 14 ans, pas plus de 3h d’usage par jour, mais il s’agit d’un régime autoritaire auquel nous ne pouvons nous identifier. L’absence de contenant et de limites est un problème majeur de notre fonctionnement sociétal actuel, avec une incapacité à supporter le vide et l’attente.
Ainsi, pour résumer, pour les enfants de 0 à 5 ans, le risque de comportements de « type autistique » guette, par manque d’accordage émotionnel, ensorcelé par le smartphone de maman ou de papa. Il présente de plus en plus souvent des troubles de la communication, un retard de langage, un trouble des relations sociales, une fuite du regard, un intérêt exclusif pour certains objets, une utilisation inadaptée et très pauvre des objets réels, etc.
De 5 ans à 10 ans, des troubles de l’attention massifs apparaissent de plus en plus fréquemment, à différencier bien sûr des conséquences d’instabilités familiales avec des séparations précoces, de la négligence et de la maltraitance ou d’un trouble neurodéveloppemental que la Ritaline peut améliorer.
De 10 à 15 ans, les troubles de l’humeur avec anxiété, idées sombres et dépression sont de plus en plus massifs face, en particulier, aux réseaux sociaux qui inondent les jeunes selon les premières images regardées, et surtout celles qui feraient apparaître qu’ils s’intéressent au thème de la santé mentale, avec le cortège de solutions mortifiées proposées pour soi-disant s’apaiser : entrer dans un processus de transgenre, se scarifier, penser son suicide…
La violence audiovisuelle dérégule le système attentionnel par une sur stimulation de l’attention exogène, aux dépens de l’attention volontaire ou de la concentration. Mais un élément amplifie cette régulation : c’est le contenu inadapté parce que violent ou pornographique, qui fait effraction, et d’autant plus dans les jeux vidéo car le joueur « agit » la violence et peut d’autant plus s’y identifier s’il peut personnaliser son avatar. Or, les processus cérébraux qui mènent des images violentes aux comportements agressifs sont immuables et universels et finissent par désensibiliser le sujet. Les images qui terrorisent ou choquent sont comme « une balle de plomb qui s’imprime dans le cerveau » selon l’expression de Philip Pongy dans son Traité de médecine psychosomatique.
À l’équation habituelle violence = stress = fuite se substitue une nouvelle équation violence = récompense = plaisir. L’addiction menace car le circuit court de la récompense impliquant l’amygdale et l’hippocampe court-circuite celui du cortex préfrontal, sans cesse privilégié au détriment du circuit long de récompense. À terme, le Sujet se comporte comme s’il n’avait pas de cortex préfrontal, lésé, inactivé. Or le cortex orbito-frontal doit pouvoir jouer son rôle de de Surmoi, de « rabat-joie » qui nous permet de nous souvenir des risques de dégât si nous passons à l’acte. Mais il relève d’une structure dont le développement est plus tardif et nécessite des stimulations particulières pour se développer : échanges, communication bienveillante et attentions parentales et éducatives ajustées.
Ainsi, les dégâts dans un rapport au départ anodin, mais progressivement addictif, violent, voire pornographique de l’usage des écrans peuvent être considérables : cauchemars, phobies, repli sur soi, stress angoisses pouvant aller jusqu’à des hallucinations visuelles, auditives, intolérance à la frustration, impulsivité voire agressivité franche, comportements et pensées violentes, modification de l’humeur, diminution de l’empathie, troubles du comportement sexuel avec honte, dégoût, excitation mêlées, banalisation du viol et de la douleur ressentie dans l’activité sexuelle comme sentiment de plaisir chez la femme.
Le risque est que le diagnostic se fixe sur un trouble des conduites, des phobies voire une psychose hallucinatoire alors que ces symptômes sont parfois le résultat d’une exposition prolongée à des contenus inadaptés. Le plus souvent, les événements de vie ne jouent aucun rôle dans la survenue de ces symptômes. Notre observation permettant une écoute fine, appuyée sur une clinique différentielle doit être plus que jamais en vigueur.
Les « Quatre Pas » de Sabine Duflo peuvent orienter notre pensée pour sensibiliser parents et enfants : pas d’écrans le matin, pas d’écrans pendant les repas, pas d’écrans avant de s’endormir, pas d’écrans dans la chambre de l’enfant, sans oublier que l’enfant apprend en imitant : qu’imite-t-il ? Il nous appartient d’y être attentif. Sans omettre de lui expliquer que dans ce qu’il regarde, des images peuvent surgir, comme celles de la publicité, des fenêtres « pop-up », c’est-à-dire intruses ou surgissantes, avec des contenus violents et que s’il peut les supprimer en appuyant sur la croix avec son doigt, c’est souvent trop tard, car c’est déjà imprimé dans le cerveau. L’image reste même si on ne s’en souvient plus !
Mais in fine, il s’agit surtout de trouver pour chacun nos petites solutions qui préservent notre désir de Vie dans toute sa légitimité, qui autorise à prioriser tout ce qui va l’animer, qu’il s’agisse de ressources dans la nature, dans notre rapport à l’objet, dans la qualité des relations humaines et dans ce qui peut nous transcender. À chacun notre réflexion…
Bibliographie partielle et à titre indicatif :
Duflo S., Il ne décroche pas des écrans, Paris, L’Échappée poche, 2024 (2020).
Goffard Myriam, La Sensibilité du Sujet Une nouvelle anthropologie psychanalytique, Université Paul Valéry, 2011.
Hunyadi M., Déclaration universelle des droits de l’esprit humain, Paris, Puf, 2024.
Jourdan C., Revol O., Écrans et apprentissage, Montpellier, Sauramps Medical, 2024.
Quartier V., Jouer avec la réalité Jeu et psychothérapie pour grandir et guérir, Paris, In Press, 2024.
Stora Michaël, Et si les écrans nous soignaient ? Toulouse, Erès, 2018.
Vlachopoulou X., Missonnier S., Psychologie des écrans, Paris, Puf, 2019 (2015).
[1] Quartier V., Jouer avec la réalité, Paris, In Press, 2024.
[2] Voir notre thèse, La Sensibilité du Sujet Une nouvelle anthropologie psychanalytique, Université Paul Valéry, 2011.