Lors de la première partie de notre propos, nous avons posé que la médiation numérique via nos écrans constitue désormais une des composantes majeures de notre quotidien relationnel, éducatif, ludique et professionnel. Elle est à penser dans sa valeur paradoxale, capable d’apporter le meilleur comme le pire.
Cette inflation est contemporaine du début du IIIème millénaire, mais les écrans sont des compagnons culturels de longue date, il ne faut pas l’occulter. Ils occupent des fonctions diverses et contrastées. Fonction d’arrêt, voire d’occultation avec l’écran de fumée au combat ou avec les petits écrans que l’on tenait autrefois devant son visage pour empêcher de voir ou d’être vus. Fonction de filtre protecteur protégeant par exemple les radiologues des radiations toxiques. Fonction de surface optique de projection unilatérale pour les lanternes magiques, le cinéma, la télévision, où apparaissent les images animées des objets. Et enfin aujourd’hui, fonction de médiation interpersonnelle avec nos écrans devenus périphériques visuels et tactiles de nos ordinateurs interactifs connectés au réseau mondial de la toile Internet.
Une des thèses de Sylvain Missonnier[1] considère le virtuel comme un axe anthropologique. Déjà Pline l’Ancien[2] aborde dans un de ses récits le simulacre[3] de la présence comme ce qui peut soutenir la permanence du désir et adoucit les tourments de la réalité de l’absence. Il fait déjà ainsi référence à cette production psychique que nous possédons tous, l’Imaginaire qui peut simuler la réalité matérielle mais également la contredire en créant de nouveaux mondes impossibles au sens rationnel du terme. Mais par-delà ces capacités psychiques, le virtuel rend compte d’une autre qualité à notre disposition pour rendre compte de notre intentionnalité créative qui est l’anticipation hallucinatoire. Ainsi la scénarisation virtuelle est tout entière gouvernée par l’anticipation de l’acte possible du retour. Si notre Imaginaire permet de modifier la réalité de l’absence, la virtualité permet une résolution réaliste.
La réalité virtuelle est donc un simulacre, non pas de la réalité, mais de la perception du corps mobilisé avec ses cinq sens (même si l’odorat résiste encore un peu !) et ses représentations d’actions (selon la perspective freudienne). Si elle n’est donc pas une conquête récente, elle a amplifié son pouvoir d’influence et de conviction par la qualité de vraisemblance de la simulation sensorielle, le degré d’interactivité et la vitesse d’exécution qui vise l’instantanéité. C’est la maturation spectaculaire de ces trois variables qui a engendré la révolution de la téléprésence.
Ainsi, si la mise en œuvre de la réalité virtuelle traverse une métamorphose remarquable, son fond anthropologique reste constant : le cerveau simulateur et anticipateur a un pouvoir psychique qui peut non seulement imiter le réel physique, rationnel mais aussi le contredire et l’influencer en créant, éveillé ou rêvant, de nouveaux mondes rationnellement impossibles. Ainsi, depuis l’aube de l’humanité, l’Homo sapiens virtualis dispose de ce double pouvoir de conception symbolique de mondes rationnels sanctionnés par l’absence et la mort d’un côté et de mondes de simulacres de présence, de l’autre. Le Sujet face à sa finitude revendique sa créativité en investissant individuellement et collectivement les potentialités de son psychisme.
Et sa créativité est liée à la façon dont l’humain est capable, ou pas, d’entretenir avec son entourage non humain une relation constructive, ce qui contribue de façon non négligeable à son équilibre ou déséquilibre psychique. H. Searles[4] considère d’ailleurs que de nombreux psychanalystes, centrés uniquement sur le champ interpersonnel, négligent ce moment crucial de l’individuation où l’enfant commence à se sentir distinct de son entourage non humain, c’est-à-dire de l’inanimé, du végétal et de l’animal. Il revendique ainsi l’inclusion d’un environnement non humain, dont les objets techniques font évidemment partie et dont les écrans sont actuellement des emblèmes. Le spécialiste de la préhistoire Leroi-Gourhan (1964) a tenté d’apporter une réponse à cette frontière commune observée entre corps et technique. Selon lui, la genèse de la symbolisation s’est enracinée dans la maturation croisée du corps et des comportements techniques. La main a libéré la parole, puis les successives évolutions technologiques de l’homme ont permis d’extérioriser le langage dans l’art et l’écriture. Dans cette conception, l’évolution technique s’impose comme un substitut et un prolongement de l’évolution biologique : les outils occupent une place d’ « organes artificiels ». Pour le philosophe Simondon[5] (1958), la plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n’est pas aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. Ce qui réside dans les machines, c’est de la réalité humaine du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent. Il pressent qu’une des conséquences négatives de ce « refoulement », c’est paradoxalement la sacralisation, l’idolâtrie de la machine. J. Ellul (1973) reprend cette idée[6] en énonçant : « Ce n’est pas la technique qui nous asservit mais le sacré transféré à la technique ».
Et pour préserver nos qualités d’esprit, sous menace de prédation car séductible par ce qui l’attire, et peine à y résister, du fait de sa vulnérabilité narrative, Mark Hunyadi plaide pour une Déclaration Universelle des droits de l’esprit humain, à l’aune des fonds marins déclarés patrimoine commun de l’humanité, apportant un cadre juridique pour l’exploration, l’exploitation des richesses minérales des fonds marins et de leurs sous-sols et plus récemment pour la protection de la biodiversité en haute mer. Si l’IA pourrait être l’occasion d’un épanouissement sans précédent de l’esprit humain, elle est davantage mise au service de la croissance économique à partir d’un empire technique et financier qui se consolide chaque jour et une organisation sociale que chacun est obligé de subir comme un destin. Et pourtant l’auteur reste optimiste, cette réalité n’est pas inéluctable, une cohabitation épanouissante est possible si nous recherchons un sens partagé, si nous clarifions et établissons des priorités éthiques et politiques de ce nouveau monde que nous partageons désormais avec les machines.
Si la technique était l’auxiliaire de l’homme, aujourd’hui, elle en est sa condition. Et son emballement est parallèle au développement du capitalisme mû désormais en capitalisme numérique. Ce n’est plus la dynamique naturelle de l’adaptation qui guide l’innovation mais le marché. Nous sommes donc dictés par des géants technologiques privés qui détiennent les clefs de l’évolution future de la condition humaine. Nos relations naturelles au monde tendent de plus en plus à être remplacées par des relations à la technique. Cela est un fait anthropologique majeur : pour réaliser une action et atteindre leurs buts, les humains doivent d’abord obéir à des machines.
Or, l’intimité de l’esprit se réfère à la manière subjective dont nous habitons le monde, à la texture spéciale de l’expérience vécue dans la manière qu’elle a de se rapporter au monde. Elle est un concept qualitatif plutôt que substantiel. Mais cette vie de l’esprit est affectée par ce lien ombilical à l’écosystème informationnel qu’il alimente lui-même. Ce lien qui lie l’Homme à la technique est libidinal, avec de multiples effets. Il est constaté une habituation à un monde informationnel, un renforcement de l’individu individualiste, un fonctionnalisme généralisé (l’esprit réduit à un système d’information, à un outil fonctionnel qui permet de s’adapter à l’environnement). Et ce sont les mécanismes mêmes qui accoutument l’esprit à la disponibilité immédiate de tout ce qui est donné, qui en font un esclave du donné, le déshabituent de l’effort de la patience, font de chacun de nous un potentiel enfant-roi du numérique. Ainsi l’auteur plaide pour qu’une éthique du numérique soit une éthique de l’esprit.
Mais dans notre univers juridique, l’esprit n’est pas ce qu’on protège. L’esprit humain, n’étant ni une personne, ni un bien juridique, ne peut tomber sous le coup d’une infraction qualifiée par le droit. Or sa capacité générale de contre factualité qui est propre à l’esprit est assaillie de toute part. L’esprit s’habitue vite à aimer ce qu’on lui donne à aimer, c’est notre fameux rapport à la jouissance lacanienne. Et ce qui le menace est l’atrophie, le manque de curiosité, le retrait pantouflard. L’écran donne du sucre au cerveau, de la dopamine, messager chimique du plaisir et qui nous rend addict.
Ainsi l’éducation suppose plus que jamais une ouverture au monde naturel et social, afin de sortir de l’immédiateté du donné. Voici quelques orientations possibles :
- **Éducation aux médias** : Sensibiliser les jeunes et les adultes à une utilisation critique des technologies, en leur apprenant à reconnaître les mécanismes de manipulation et à développer un esprit critique.
- **Limitation du temps d’écran** : Encourager des pratiques qui limitent le temps passé devant les écrans, en favorisant des activités alternatives, notamment en plein air ou des interactions en face à face. Pour éviter le sentiment d’isolement et l’anxiété sociale.
- **Équilibre numérique** : Promouvoir un usage équilibré des technologies, en intégrant des moments de déconnexion pour préserver la santé mentale. Un usage trop important réduit notre capacité sur des tâches longues, notre capacité de concentration profonde.
- **Accompagnement parental** : Conseiller les parents sur l’importance de leur rôle dans l’encadrement de l’utilisation des écrans par leurs enfants, en instaurant des règles et en engageant des discussions sur les contenus consommés. (Association e-Enfance 3018 contre le harcèlement et les violences numériques, association Génération numérique, no scrow day, etc..)
- **Recherche et réflexion** : Encourager une recherche continue sur les effets des écrans, dont la modification des circuits neuronaux influençant notre façon de penser et d’apprendre, afin d’adapter les stratégies d’accompagnement aux évolutions technologiques, et particulièrement les effets des réseaux sociaux.
Ces préconisations visent à favoriser une relation saine et réfléchie avec les écrans, tout en prenant en compte leurs implications psychologiques.
[1] Missonnier S, Vlachopoulou X., Psychologie des écrans, Paris, Puf, 2029.
[2] Une jeune femme amoureuse sait que son amant la quitte le lendemain. Face à l’angoisse de séparation, elle prend dans l’âtre du charbon et trace le contour de l’ombre du visage de l’être aimé, projeté sur le mur. Elle anticipe que ce simulacre de la présence soutiendra la permanence de son désir et adoucira les tourments de la réalité de son absence.
[3] Missonnier S, Vlachopoulou X., Psychologie des écrans, Paris, Puf, 2029.
[4] Searles H., L’environnement non humain, Paris, Gallimard, 1986.
[5] Simondon G., Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Les Belles Lettres, « Figures du savoir », 2016 (1958).
[6] Ellul J., Les Nouveaux Possédés, Paris, Mille et une nuits, 2003.