Le discours managérial

Dans la suite de notre réflexion sur la qualité de vie et les conditions de travail, nous insisterons ici sur le discours managérial et ses effets.

Pas de management sans discours, nous sommes des êtres relationnels ! Et le discours n’est pas sans conséquence, d’autant plus qu’après A. Adler (médecin et psychothérapeute, disciple de S. Freud), nous savons combien l’être humain cherche à compenser son vécu d’infériorité par le pouvoir.

Les modalités de pouvoir ont un effet sur le Vivant du Sujet, celui de son corps (Soma), de son âme (Psyché) et de son esprit (Pneuma), y compris dans la sphère managériale. Et chaque partie interfère avec les autres.

Actuellement, on ne fait plus véritablement appel à la dimension du permis et de l’interdit pour distinguer le bon et le mauvais, ce qui fait du bien ou ce qui nuit, qui aide ou qui inhibe, mais à celle du « toxique[1]», cette flèche dont le poison par sa flèche atteint subtilement le corps, en ces lieux de la vie sociale, managériale, politique où s’exercent une autorité, un pouvoir, un rappel à l’ordre, depuis la parole.

Les techniques de management dans les grandes entreprises reposent souvent sur des discours mettant en jeu la motivation des Sujets contemporains, ce qui en soi paraît assez banal, mais à partir d’un dévoiement des analyses psychologiques qui ont pu montrer qu’un Sujet motivé travaille mieux en effet que celui qui ne l’est pas. Le « forçage subtil » s’exerce sous couvert de l’exercice de l’auto-évaluation, par exemple. Car il s’agit surtout de faire preuve de bonne volonté, de montrer qu’on est prêt à faire plus et mieux. Il faut y donner sa libido, son désir, son être ; le temps ne doit pas compter et la quantité de travail non plus car ce qui compte, c’est l’objectif. Ceci est à différencier bien sûr des souhaits exprimés en entretien individuel annuel quant à ses projets de carrière, besoins de formation, difficultés rencontrées et souhaits de progresser face à sa fiche de poste et au projet d’établissement ou la politique choisie de l’entreprise. Il s’agit ici de laisser la charge de la responsabilité des attentes à celui qui s’exécute et non au commanditaire.

Le fondement du discours managérial à l’œuvre, plus ou moins consciemment, consiste régulièrement à induire le consentement des Sujets en les invitant à fixer eux-mêmes leurs objectifs, à montrer ce qu’ils sont capables de donner, au risque d’induire un au-delà de ce qui est attendu surtout pour les Sujets qui ont tendance à se faire objet du désir de l’Autre. Il faut montrer qu’on est entièrement dévoué à son travail. Le syntagme du burn out est alors le pendant du toxique. Il est ce moment où le forçage de ses propres limites, la violation de sa temporalité subjective et de son dévouement, se voient confrontés à un effondrement intérieur.

L’épuisement subjectif vient aussi de ce consentement extorqué à faire toujours plus que ce que l’on fait déjà. Le Sujet se sent pris dans un engrenage, engagé avec d’autres, et devant se tenir aux objectifs qu’il s’est assigné et a déclarés. Il ne peut plus se soustraire à la toxicité d’une accélération asphyxiante. Les signes du toxique sont visibles dans le champ du travail dès lors qu’une mission est accomplie, il faut rapidement en accomplir une autre ; dès qu’une mission est remplie, il faut avoir prévu d’en démarrer une autre. Cela n’est jamais fini, plus rien ne s’arrête, et le Sujet n’a plus la possibilité de prendre le temps d’éprouver une satisfaction relative à l’effort qu’il a fourni. Le rythme semble effréné, et la plasticité cérébrale n’est plus vécue comme ce qui permet une performance créative et réjouissante. Elle donne un sentiment d’assujettissement, d’aliénation et est source d’épuisement. Elle ne s’appréhende plus comme une succession de nouvelles tâches à accomplir régulièrement dans un système vivant.

La brutalité des discours liés à certaines exigences managériales, destinée à faire pression, n’est pas toujours perceptible immédiatement, car un effort peut être réellement accompli pour accueillir au mieux le nouvel agent et la mariée se fait de plus en plus belle pour attirer de futurs candidats. Néanmoins, la clinique montre que le Sujet in fine, commence par éprouver progressivement de l’angoisse. Va-t-il y arriver, à faire ce qui est attendu ?

La technique d’assujettissement[2] consiste à conduire le Sujet à ne pas oser dire ce dont il ne se sent pas ou plus capable et à l’inviter doucement, à dire ce qu’il est prêt à faire toujours plus.  Pour C. Leguil, ce n’est pas tant que le sujet ne se reconnaît plus dans son travail. Ce n’est pas tant qu’il est aliéné par les conditions de travail. C’est qu’il est comme intoxiqué par un discours qui accompagne son travail en le jugeant sans cesse. Observé par le surmoi évaluateur forgé par les techniques contemporaines de management, le sujet ne peut se révolter, ni résister à la pression, puisqu’il se la met à lui-même. Personne ne lui a demandé de se donner des objectifs sans cesse renouvelés et démultipliés, c’est lui-même qui se les ait imposés, pour se conformer aux attentes qu’il suppose être celles des dirigeants.

En fait, il s’agirait selon cette hypothèse de devenir vigilant à un discours orienté par une société orientée par l’argent, le profit immédiat et qui envahit nos différentes sphères langagières de manière insidieuse et qui fait la part belle à un surmoi féroce, à partir d’un surmoi archaïque rarement délesté de toute sa charge lorsque nous devons adultes.


[1] En référence au dernier essai de Clothide Leguil, L’ère du toxique, Paris, Puf, 2023.

[2] De Gaulejac V., La Société malade de la gestion, Paris, Seuil, 2005 et aussi Denan F., Souffrance au travail et discours capitaliste, Paris, L’Harmattan, 2022.